Les Britanniques ont exprimé en juin dernier par référendum leur volonté de quitter l’Union Européenne. Cette semaine, Theresa May a affirmé que le Royaume-Uni enclenchera le processus pour quitter l’UE – qui dure deux ans – au plus tard en mars 2017.
En considérant que le processus aboutira, les Britanniques quitteront ainsi les instances européennes, et s’éloigneront d’un marché de plus de 500 millions de consommateurs. Quelles pourraient-être les conséquences de ce départ pour le secteur du numérique ? Les spécificités des secteurs high-tech, où l’innovation dans les techniques de pointe draine des investissements lourds sur des marchés ultra-concurrentiels, pourraient, à l’épreuve du Brexit, plomber la bonne santé actuelle du secteur numérique.
Au Royaume-Uni, le numérique a pris une place centrale : le programme d’”inclusion numérique”, lancé dans les années 1990 avec le développement d’internet pour diminuer les fractures technologiques au sein de la population, s’est poursuivi avec l’apparition du numérique. Et il a mué. La problématique posée par l’essor d’internet se posait surtout en termes d’accès au réseau pour tous. Elle était donc géographique. Avec le numérique, elle a glissé sur le champ de l’apprentissage. Il ne s’agit pas de savoir qui a accès aux technologies numériques, mais plutôt qui a les compétences pour en tirer parti, dans la sphère privée et professionnelle.
TechNation, cousin britannique de la FrenchTech
Cette stratégie, pilotée par le gouvernement, s’est accompagnée plus récemment d’une seconde initiative – elle aussi initiée par le gouvernement – baptisée TechNation et lancée en 2015. Cousine britannique de la French Tech, TechNation a pour but de consolider la décentralisation numérique initiée par l’“inclusion numérique”, pour développer des pôles de compétitivité sur tout le Royaume, et surtout en dehors de la capitale londonienne, véritable aimant à start-ups.
Et cela a marché. Aujourd’hui, l’impact du numérique sur l’économie dans tout le Royaume-Uni est significatif : Il y aurait ainsi 1,46 million de personnes, soit 7,5% de la population active, travaillant dans le secteur du numérique outre-manche. Les taux d’emploi dans ce secteur les plus élevés reviennent à Londres, Bristol et Bath, Reading et Manchester.
Fait notable, 74% des entreprises du numérique sont installées ailleurs que dans la capitale. Et l’écosystème enregistrant la plus forte croissance depuis 2010 n’est pas Londres (qui arrive deuxième) mais Liverpool.
Cet écosystème comprend aujourd’hui 27 clusters entièrement dédiés au développement et à la recherche numérique. Ces clusters fonctionnent en étroite collaboration avec les universités.
Un écosystème numérique ultra-performant
Prenons l’exemple de Bristol et Bath, l’actuelle tête de pont de l’innovation numérique britannique : On y dénombre quatre universités à forte spécialisation : l’Université de Bristol (ingénierie et sciences), L’Université de Bath (’informatique et le divertissement digital), l’Université West of England (jeux vidéos) et l’Université de Bath Spa (arts et design). Pour un total de 20 000 diplômés par an et près de 62 000 emplois. Ce qui fait de Bristol et Bath le plus grand cluster en termes d’emplois après Londres.
Pour atteindre ces chiffres, les formations développées par les Britanniques répondent aux besoins des entrepreneurs. Les universités, elles, proposent des stages dans n’importe quel programme à partir de la troisième année. Elles veulent être sûres que les étudiants intègrent un cluster.
C’est à Bristol et Bath qu’on trouve également – et ce n’est pas un hasard – SetSquared, l’incubateur universitaire le plus performant d’Europe et surtout le second plus grand du monde.
Cet exemple illustre parfaitement la place cruciale qu’a pris le numérique dans le tissu entrepreneurial – universitaire et recherche également – outre-manche. Le rapport TechNation 2015 résume en quatre points les enjeux actuels autour du numérique britannique :
Premier point, Les industries numériques connaissent aujourd’hui une croissance supérieure selon plusieurs indicateurs au reste de l’économie britannique. Aussi, les technologies numériques concernent de plus en plus d’entreprises et pas seulement un secteur d’activité précis, entraînant une évolution plus profonde du paysage économique britannique. Troisième point, l’emploi : le secteur des technologies numériques suscite davantage de création d’emplois hautement rémunérés que les autres. Enfin, les clusters spécialisés sur le numérique connaissent une croissance plus importante que les économies locales dans lesquelles elles s’inscrivent.
En un mot, la filière numérique britannique est performante et a tendance à prendre une place de plus en plus prégnante dans le paysage industriel du Royaume-Uni.
Dernier point, les labellisations. Contrairement à la tendance française qui consiste pour les acteurs du numérique à se rassembler sous le label French Tech, les start-ups britanniques ont plutôt tendance à se désolidariser de l’étiquette TechNation, comme pour se dégager de l’influence gouvernementale instigatrice du mouvement.
Le monde du numérique anglais craint les effets du Brexit
Et le Brexit dans tout ça ? Les entrepreneurs du numériques étaient très majoritairement contre la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Ainsi, 76% des responsables IT souhaitaient que la Grande-Bretagne reste dans l’UE. Dans les mêmes proportions, les professionnels du numériques pensent que le Royaume-Uni est plus compétitif au sein de l’UE qu’en dehors.
La campagne pro-brexit s’est faite principalement sur le thème de l’immigration. L’une des première conséquence de la sortie britannique de l’UE sera un accès – pour les européens notamment – limité au Royaume-Uni. Et cela impactera directement les secteurs technologiques (et donc numériques), dont les start-ups sont constamment à la recherche des meilleurs talents, qu’ils soient anglais ou étrangers. Le Brexit, dans ce sens là, est pressenti comme un vecteur d’abaissement de la compétitivité des start-ups locales en termes de ressources humaines.
L’exemple de la start-up Sup, qui propose une application pour localiser ses amis et établir des relations dites sociales, est emblématique des enjeux du Brexit pour l’écosystème numérique anglais. Alex Burton, le directeur technique de la start-up, basée à Londres, confirme qu’un des avantages pour sa société d’être dans l’UE est justement d’avoir accès à ce pool de compétences que constitue l’UE : « Les meilleurs viennent à Londres. Si nous quittons l’UE, je crains qu’ils partent directement aux Etats-Unis », plaide t-il.
Mais ce n’est pas tout. Les investissements nécessaires au développement des start-ups du secteur numérique affluent notamment de l’Union Européenne, par différents biais. Partenariats de recherche, subventions européennes, programmes de recherche, de formation… Toute cette manne est directement remise en cause par le Brexit. Pour Richard Pleeth, le PDG de la start-up Sup, il sera bien plus difficile de faire venir les investisseurs une fois le Brexit consommé. Ayant intégré un accélérateur européen, Sup reçoit des fonds destinés aux start-ups. Interrogé à quelques jours du vote, il prévenait : « Si la Grande-Bretagne quitte l’UE, les investisseurs injecteront probablement leur argent dans des entreprises localisées dans d’autres pays. L’accès au capital va chuter, ce qui est une vraie inquiétude ».
D’ailleurs, même si le Brexit n’est pas encore effectif, les répercussions du référendum de juin se font déjà sentir. Alors que General Electrics inaugurait un de ces nouveaux centres numériques à Paris, Bill Ruh, en charge du numérique chez GE, a expliqué qu’un site en Grande-Bretagne était également à l’état de projet, mais que la perspective du brexit avait forcé l’entreprise à le retarder, et même à réévaluer les programmes d’investissements sur le court et le moyen terme.
Les pro-Brexit ultra-minoritaires dans le numérique
Les tenants du Brexit ne sont pas nombreux dans les secteurs high-tech. Leur analyse ne diffère d’ailleurs pas de celle évoquée plus haut sur le fond. Oui, le Brexit isolera le Royaume-Uni en le coupant de talents étrangers, des subventions européennes. Mais, pensent-ils, ces contraintes une fois surmontées, les changements induits seront bénéfiques pour le Royaume-Uni. Un pari sur l’avenir qu’il est difficile d’étayer pour le moment. .
Selon le physicien Stephen Hawking, légende de la science et de la compréhension du monde outre-manche, le Brexit à venir est une catastrophe pour le Pays, technologiquement parlant : « Pouvoir attirer et financer les Européens les plus talentueux garantit l’avenir de la science britannique et encourage également les meilleurs scientifiques étrangers à venir ici ».
Un court terme incertain, un long terme totalement inconnu
Au final, c’est du côté allemand et français que l’on regarde attentivement l’évolution de la situation du Royaume-Uni. Car même si les anglais dominent aujourd’hui le marché technologique en Europe, l’Allemagne et la France ne sont pas très loin derrière. Outre l’exemple de General Electrics cité plus haut, la tendance à ne plus voir Londres et le Royaume-Uni comme le graal des start-ups européen est bien réelle. Les gros investisseurs – principalement américains – misent aujourd’hui plus sur Paris ou Berlin pour investir, car la perspective du Brexit et d’une sortie de l’Europe rend la capitale anglaise beaucoup moins attrayante.
Aujourd’hui personne ne peut dire si une sortie de l’Europe permettra au Royaume-Uni de développer un nouvel écosystème technologique propre qui lui permettra de regagner la compétitivité perdue dans les années qui suivront le Brexit effectif. Ce qui est sûr, c’est que perte de compétitivité il y aura. Et c’est bien la seule certitude à l’heure actuelle. Car ils sont encore nombreux ceux qui pensent que le processu du Brexit n’ira pas à son terme.
Par Pierre Thouverez
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